vendredi 27 février 2009

ON/OFF

Sur la route de Deauville à Paris, la tête pleine d’étoiles, de visages, d’assiettes fougueuses ou délicates, de moments déjà mués en souvenirs, je me demande ce que je vais être en mesure de transmettre ici.

Le OFF : un concentré de « jeune cuisine », un comprimé de vie dont il faut savourer toute la vigueur, tant qu’il dure.


Une certaine scène gastronomique mondiale est propulsée sur scène, sous les projecteurs, armée de micro, affairée devant une game-boy à induction dont le bip bip a rythmé ces deux jours, sous l'oeil attentif de Sébastien Demorrand.


Folie, extravagance, impertinence.


Des choses se passent. Ici, ailleurs, au Danemark (on y reviendra), en Italie, en Espagne, à New-York … En France, aussi : à Paris avec le suédois Petter Nilsson et le passardien Bertrand Grebaud, à la Madeleine sous Montreuil, avec Alexandre Gauthier (on y revient aussi dans un très prochain post, avec le saisissant repas Poisson Pilote, repas à 4 mains accueilli par Alexandre Bourdas de Sa Qua Na), à Villechaud avec le lunaire et généreux Laurent Chareau, à Saintes avec les yeux pétillants de Marion, à Lyon, avec Katsumi Ishida, qui n’en fait qu’à sa (bonne) tête.


On repart de là ragaillardi, rêveur, enjoué, empli de toute la vitalité qui a circulé sur (et hors) scène. La jeune cuisine existe ; elle est créative, débridée, sensible, osée, curieuse, décomplexée, hardie. Talentueuse, surtout. Elle peut nous arriver par des voies rectilignes ou détournées, mais elle trouve toujours le chemin du Goût.

Assurément, le OFF n’est pas un festival de cuisine comme les autres. Aucun esprit de compétition, pas de concours de personnalités ou de morceaux de bravoure. Tout n’est qu’échange, rencontre, confrontation d’imaginaires et d’enthousiasmes.


Laurent Chareau, sa générosité, et son rouget "époussouflant"


Marion Monnier et le dessert apéro


Ce qu’on a vu ?


Beaucoup d’écumes siphonnées,

quelques trompe-l’œil (la manzana verde de Paco Morales, « Speedy Morales », la caprese de Stefano Baiocco),

des algues en dashi, en salades ou en condiments,

des particules extravagantes et élémentaires (entre beaucoup d’autres, la chapelure de chips de crevettes de Laurent Chareau pour un rouget singulièrement boursouflé, la morue gracieusement vêtue de poudre de vitelotte de Ricardo Camanini pour une baccalà con papate tendance ikebana, le sol danois en cacahuète, sucre brun et sel de céleri de Mads Reflund, la pluie de pomme de terre crue à la microplane d’Alexandre Gauthier),

des feux, des flammes et des extincteurs (l’œuf fumé de Bertrand Grebaud, les carottes et céleri fumés au foin de Petter Nilsson, la smokeyness de David Chang, la fumaison sous cloche de Mads Reflund, la mer sous la glace de Thorsten Schmidt …),

beaucoup de nature aussi (la « simple salade » de Stefano Baiocco, composée d’une centaine d’herbes, pousses et fleurs, le « marché dans l’assiette » de Paco Morales, pour un plat hommage à son maître Aduriz, les petits légumes de la Riviera de Franck Cerutti dans simple plat de pâte, comme un risotto).


Paco Morales, le marché dans l'assiette



La technique est là, les produits également ; mais qu’importent les discours et les gloses. Ce qui compte, c’est « l’âme », comme l’a rappelé Ferran Adria, concluant cette 4ème édition d’un regard embué d’émotion.

L’âme de la cuisine, partout perceptible, jamais identique.


Et c’est peut-être le « gang des Danois » qui nous nous permet d’ouvrir un œil nouveau sur ces différents univers créatifs. Car lorsque Mads Reflund et Thorsten Schmidt s’emparent de la scène, assistés par leur génial chef de file René Redzepi, la déflagration est telle qu’elle ne peut que créer un point de comparaison. Chacune de leur cuisine est singulière, mais une communauté d’esprit est là. Proches, si proches de leur nature vigoureuse qu’ils la dessinent dans des assiettes en bois, ardoise ou pierre. Evocations de paysages, de mers, de souffles scandinaves, ils usent de tous les moyens pour transmettre l’amour de leur terre, leur « soil ».


Mads Reflund


« Pour être créatif, il faut penser comme un jeune enfant », dit René Redzepi à propos de Thorsten. C’est sûr, il faut avoir une bonne dose d’audace juvénile pour enfermer les fragrances et saveurs d’une forêt danoise dans un sac plastique que le convive ouvrira d’une pointe de scalpel. Il faut être sacrément candide et décomplexé pour proposer un « sweet soil with frozen grass » ou un « Norwegian boy scouts in the camp », une immersion dans une ambiance de feu de camp sur la plage, autour d’un barbecue de mecs et de leur poisson fumé, petits pains et pommes de terre ("Best gay dish of the year", selon Andrea Petrini). Ces chefs là nous font voir un autre monde culinaire. Entre leurs mains, les quatre éléments se rassemblent dans des plats de douce folie.


Le gand des Danois : René Redzepi, Mads Reflund, Thorsten Schmidt et son "Norwegian Boy Scouts in the camp" ...


De l’autre côté, on reste également rêveur devant les détournements poétiques de Ricardo Camanini ou Stefano Baiocco. L’imaginaire et l’héritage sont bien différents : les recettes ancestrales, les traditions, les méthodes ont été ingurgitées, digérées, et rejaillissent avec une force nouvelle.


De ce 4ème OFF, il restera certainement la « lisibilité », ce mot martelé à longueur de journée, de démos et de « café confidence ». Lisibilité des plats, des goûts, des émotions transmises par ces chefs d’horizons divers mais mus par une même volonté de partager leur univers avec leurs convives. C’est aussi la lisibilité qui préside quand les frontières s’estompent entre techniques et ingrédients prétendument sucrés ou salés, exotiques ou traditionnels. L’expérience du mangeur est le cœur du sujet, comme l’illustre Thorsten Schmidt et sa volonté d’emmener ses clients out of the confort zone, de les ébranler en supprimant les référents, puis de les y ramener, comme avec cet œuf cassé dans un siphon … stupeur et tremblement du public … œuf plus vrai que nature en réalité composé de buttercream et de baies.


Stefano Baiocco et sa "simple salade"


Ricardo Camanini et sa bacala con patate revue et corrigée


Quoi de mieux que la pratique pour comprendre ?


Lundi soir, lors de la soirée du Grand Mix Badoit Rouge, la meilleure place était en cuisines. Loin de la foule, il n’y avait qu’à piocher sur les tables débordantes de délices concoctés par les chefs : le camembert, citron confit, dattes et céleri rave de Petter Nilsson, les pork buns à la vapeur à tomber par terre de David Chang, les saint jacques de Katsumi Ishida, les mottes de beurre Bordier …


Katsumi Ishida (et son pain lyonnais) et Thorsten Schmidt - Petter Nilsson


David Chang et ses pork buns (petits pains cuits à la vapeur à essayer très très rapidement)


Le soir suivant, le festin improvisé avec les restes du festival restera gravé comme un moment d’anthologie tout à fait symbolique de l’esprit omnivorien : du partage, des rires, de l’énergie créatrice en mouvement.

Ce soir-là, dans une petite rue sombre de Deauville, Stefano Baiocco et Alexandre Gauthier préparaient un bar à l’eau du robinet, l’agrémentaient du kimchi de David Chang qui, lui, nous rejouait la scène de la multiplication des petits buns, Luc Dubanchet cuisinait des Saint-Jacques moelleuses, Franck Cerutti concoctait un risotto de derrière les fagots, Sébastien Demorrand jouait les commis, Katsumi Ishida et Marion Monnier participaient joyeusement à la fête, Fabien Rouillard envoyait des dizaines d’omelettes sucrées. Ce soir-là, on comprenait pourquoi la cuisine, c’est de l’amitié et du partage.


Pendant deux jours, on a vu des êtres passionnés s’activer à transmettre leur flamme. On a observé et goûté des univers, on a vu des ingrédients et des techniques circuler d’un pays, d’un continent à l’autre. Mais ces chefs ne jouent assurément pas la mélodie de la world food, ni celui de la japonaiserie stérile. Chacun a sa partition, tous sont des interprètes du langage universel de la cuisine. Le rythme peut être jazzy, définitivement rock, plus classique ou carrément expérimental … ce qui est sûr, c’est que la jeune cuisine est bien vivante, stimulante et alléchante, et que le OFF nous fait allonger considérablement notre to do list de restaurants.

Alexandre Gauthier, David Chang



Le bar au kimchi de Gauthier et Baiocco, juste avant l'immersion sous l'eau du robinet



Alexandre Gauthier, Stefano Baiocco



Sébastien Demorrand, inquiet ?


Luc Dubanchet, directeur d'Omnivore : merci !

On se retrouve bientôt avec quelques mots sur le formidable déjeuner Poisson Pilote aux quatre mains d'Alexandre, Bourdas et Gauthier. Et chez les autres bloggeurs du OFF.