Le film commence, nous sommes derrière la vitre. Le chef se prépare,
tout en maîtrise, semble adresser quelques recommandations en ajustant
son costume de scène, cette scène que sont les coulisses du restaurant.
Soudain, le regard posé à travers la vitre s’assombrit, comme percé à
jour.
L’invention de la cuisine : Pierre Gagnaire - Paul Lacoste
La Huit Production
Disponible sur fnac.com, amazon etc ... et sur lahuit
lire aussi : L'invention de la Cuisine : Pascal Barbot
Il y a chez Pierre Gagnaire une
tension perpétuelle, une animation continue du corps ou de l’esprit. Que
ce soit au cœur brûlant de l’action ou dans d’apparents instants
d’accalmie, l’hyperactivité n’est jamais loin, si bien que le rythme
parvient à décontenancer par tant de tension.
Avant de se lancer dans chacun des plats, le personnage se fige,
instaure un silence aussi profond que soudain. Les yeux se posent,
l’esprit paraît loin, la posture révèle une absence.
La fulgurance de la cadence créative est ainsi ponctuée de pauses
réflexives : un doute semble se lire dans le regard brusquement vide,
mais ce n’est pas un vide, c’est un écart au monde de l’esprit, parti
l’espace d’une seconde dans un autre univers, comme extrait de la scène
de l’action.
Nous sommes juste avant, durant cette insaisissable seconde de calme
avant la tempête. Pourtant, il est déjà parti, déjà loin dans ses gestes
rapides et maîtrisés de grand chef. La scène tournée pendant le coup de
feu, dans son rythme haletant, imprime une tension presque
insoutenable, une suspension de la respiration, telle l’angoisse du
thriller, telle une corde qui se tend et dont on attend craintivement
l’instant où elle cèdera avec fracas.
Mais la corde ne rompt pas. Au paroxysme du service, Pierre Gagnaire
offre à voir l’image qui le définit le mieux : le mouvement.
Contrairement à d’autres chefs préférant adopter la position de
surveillant et de correcteur, Gagnaire est au cœur. Ce corps qui cuisine
est au plus chaud de la cuisine, dans le feu du mouvement et des plats
évoluant sans cesse, au gré de l'imagination.
Le corps du chef et ses créations sont au diapason, par une harmonie
versatile que seule l’inspiration gouverne. L’hyperactivité donne ainsi
naissance à une cuisine de l’instant, en perpétuel mouvement. Gagnaire
goûte, avec les doigts si besoin, il essaie, se donne à la spontanéité
de son inspiration, esquissant puis appuyant le trait lorsque le
ressenti est bon. Sa cuisine est celle de l’intention esthétique, du
parcours sensible offrant sans cesse une émotion neuve.
En cuisine comme durant chaque instant de sa vie, Pierre Gagnaire est
toujours déjà ailleurs. La concentration et la précision ne sont là que
pour servir la formidable capacité à avancer. Si bien que c’est
lorsqu’un plat parvient à la perfection qu’il est retiré de la carte.
Si le titre de la série, "l’invention de la cuisine", peut à première
vue prêter à confusion, il reflète en réalité parfaitement le propos
commun des films : il s’agit ici de montrer un mode d’expression propre à
chacun de ces hommes, une cuisine comme art de la création. Cette
création relève de l’invention à proprement parler, les chefs composant
leur cuisine personnelle, à partir de produits, de sensations, de
visions et de ressentis singuliers.
A l’opposé du procédé répétitif de l’artisan, détenteur d’un savoir et
d’un savoir-faire à transmettre, les chefs que Paul Lacoste nous donne à
voir ne sont plus prisonniers des traditions et des techniques ; ils ne
les renient pas, mais les ont intégrés et en font leur palette de
couleurs et leurs pinceaux afin de mieux peindre leur paysage propre :
paysage intérieur, géographique, figuratif, ou purement esthétique. Le
résultat, le plat finalisé dans l’assiette nous importe peu ; c’est le
cheminement qui nous est révélé, cette impulsion de l’art en mouvement.
C’est une cuisine comme expression de soi, littéralement :
presser pour extraire le jus, le concentré d’être qui fait l’unicité des
univers de chaque grand cuisinier contemporain.
Nous avons donc affaire à un regard sur le cuisinier artiste, sur la
façon dont l’homme est au monde, sa vision, sa position, sa
subjectivité.
Avec Pierre Gagnaire, cet art de la cuisine se joue dans l’écriture du
plat, dans la gestuelle esthétique, et souvent ludique. Son histoire, sa
maîtrise de la cuisine classique, des techniques traditionnelles ainsi
que son dictionnaire gustatif intérieur lui permettent de détruire et de
dépasser le connu. La prise de risque est perpétuelle, les produits et
les classiques sont détournés vers autre chose, vers une volonté de
créer et recréer sans cesse. Inventer la cuisine, certes, mais bien
autre chose aussi, car cet art culinaire n’est pas une fin en soi, c’est
un moyen, comme une solution pour exister, communiquer, se dire au
monde.
Gagnaire aurait pu être sculpteur ou peintre. Car s’il conçoit l’acte
culinaire comme une façon de communiquer, il semble que la question du
partage et de l’émotion transmise passe après la relation intime de
l’homme à son art. Dans cette forme d’expression, le chef sent la
matière, sait l’écouter et la comprendre ; mais il la dompte,
l’acclimate, la maîtrise. Ici, le héros n’est pas le produit. Sa qualité
ne fait aucun doute, c’est un pré-requis.
Au centre de l’assiette, cette « arène de 26 cm de large » comme Pierre Gagnaire la désigne, il est question de volonté de puissance, d’un combat entre l’artiste et la matière, qui finit par céder sous la force et la forme imprimées par la main du chef. La victoire finale se jouera un peu plus tard, laissée à l’approbation du public.
Au centre de l’assiette, cette « arène de 26 cm de large » comme Pierre Gagnaire la désigne, il est question de volonté de puissance, d’un combat entre l’artiste et la matière, qui finit par céder sous la force et la forme imprimées par la main du chef. La victoire finale se jouera un peu plus tard, laissée à l’approbation du public.
Si l’émotion passe, si la poésie et l’esthétique de l’assiette sont
comprises, alors Gagnaire sera parvenu à exprimer l’indicible et à offrir au mangeur un peu de son rapport au monde.
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